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L’Enquête sur les modes d’existence forme-t-elle un système ?

29 January 2015
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À métaphysique, métaphysique et demie L’Enquête sur les modes d’existence forme-t-elle un système ?

Bruno Latour, Sciences Po
Pour un numéro de Les Temps Modernes
« La philosophie française a-t-elle l’esprit de système ? »

« Entretien avec Carolina Marinda dans le cadre du festival « Puerto de Ideas » à Valparaiso, 9 novembre 2014, traduit de l’anglais par Michael Flower. »


Note de la rédaction : Nous avions demandé à Bruno Latour de nous accorder un entretien sur les enjeux philosophiques – et même, à vrai dire, métaphysiques – de son projet d’ « enquête sur les modes d’existence ». Plus précisément, nous étions curieux de l’entendre commenter le caractère systématique ou non de son entreprise. En effet, la question qui constitue l’axe de ce numéro, « La philosophie française a-t-elle l’esprit de système ? », évoquait les débats suscités par ce projet, qui s’est déployé à la fois à travers le livre publié en 2012 et à travers une plateforme Internet dont le livre est censé n’être qu’une partie (http://www.modesofexistence.org). Voilà en effet un penseur français de nouveau accusé d’avoir cédé à « l’esprit de système » ! Et celui qui s’était sans doute le plus opposé à un tel esprit, qui avait promu le « local », qui avait défendu l’idée de philosophie empirique, etc. Nous savions cependant qu’il s’en défendait et nous pensions aussi, en vérité, que la forme-système prenait chez lui un sens et une fonction d’une telle originalité qu’il permettrait d’en rouvrir très largement la discussion. Nous n’avons pas été déçus. Car avant même que nous ne procédions à cet entretien, Bruno Latour nous envoyait le texte qu’on va lire. Nous devons cependant avouer au lecteur que nous n’avons pas trouvé de trace de cette anthropologue, ni sur les catalogues de bibliothèque que nous avons consultés, ni sur Internet. A nos questions inquiètes, Bruno Latour a répondu qu’il s’agissait d’une étudiante en thèse sous la direction du Professeur A. Prieto de l’Universitad Magallanes, Puerto Natales, Chili, qui n’avait encore rien publié, mais qui était très prometteuse. Ses questions, incontestablement, le prouvent. Toutes les notes en bas de page sont de nous.

Patrice Maniglier.


CM — Comme vous avez imaginé dans votre livre sur les modes d’existence (EME) [1] le personnage d’une anthropologue qui fait le travail d’enquête en quelque sorte à votre place, nous espérons que vous serez d’accord pour vous faire interroger par une vraie anthropologue qui a bien du mal à faire son enquête en suivant vos principes de méthode !

BL — Je serais mal venu de refuser. D’autant que le projet, ce qui est assez inhabituel en philosophie comme en anthropologie, est de réussir une enquête collective.

CM— Nous reviendrons sur ce « collectif », mais d’abord je voudrais vous interroger sur l’un des aspects les plus troublants de votre livre, à savoir l’impression qu’il donne de vouloir être un système. Si l’on jette un coup d’œil sur la page 484-485, on est, je dois le dire, effrayé surtout si, comme moi, on a lu vos autres ouvrages, précisément parce qu’ils ouvraient, avec la notion de réseau et d’acteurs-réseaux, des voies qui éloignaient complètement de tout système : « suivez les acteurs », « pas d’autre métalangage que celui des ‘zacteurzeuxmemes’ », « principe d’irréduction », etc. Que deviennent toutes ces bonnes leçons de méthode que nous avons appris de vous ?

BL— Je suis d’autant plus embarrassé pour vous répondre que moi aussi je suis effrayé, aussi bien par vos questions que par la forme systématique que l’EME a pris au cours de son développement. Comme disait Souriau : « Machine métaphysique, que me veux-tu ? » [2] J’ai peut-être été dévoré ! En tous cas, je vous préviens, je n’ai pas d’idée bien établie sur cette affaire de système. Ma première réaction serait de vous dire : « Non, pas du tout, ce n’est pas un système, c’est le recueil effectué de ce qui m’est tombé empiriquement sous la main pendant plus d’un quart de siècle, mais effectué, c’est vrai, systématiquement ». Est-ce que vous acceptez qu’on puisse travailler systématiquement et pourtant ne pas viser un système ?

CM— Mais le suivi des associations, au sens de la théorie de l’acteur-réseau, elle aussi était systématique, et pourtant on ne suivait jamais un plan conçu d’avance, on ne vous demandait pas, par exemple, de nous concentrer sur un « croisement » entre deux modes.

BL— L’acteur-réseau, c’était un moyen superbe pour casser la notion de domaines distincts, mais le résultat en a été une sorte de vision à nouveau très confuse, très emmêlée de tout ce que les Modernes avaient fait. Il allait bien falloir ensuite différencier à nouveau selon d’autres principes. Les deux tâches sont parallèles : suivre les associations à travers toutes les fausses frontières des domaines, mais, en même temps, parvenir à repérer ce qu’il y avait de juste dans la notion de domaine. Or, ce qu’il y avait de juste, c’était ce pluralisme ontologique que le seul suivi des associations ne parvient pas à repérer et que l’institution par domaine cache tout à fait. Faire l’anthropologie des Modernes, c’est être systématique dans ces deux directions à la fois : suivre les associations, détecter les différents modes d’êtres. Et là aussi tout est ouvert.

CM— J’aurais moins de peine à vous croire si vous ne montriez pas dans la timeline du site EME un document qui date de 1988, donc du tout début du projet, avec à peu près tous les modes de votre livre actuel, le tout dessiné sous la forme d’une rosace avec tous les traits d’une sorte d’emblème ou, désolée d’être impertinente, l’apparence d’un de ces masques à transformations que l’on trouve chez les Indiens de la côte Ouest des États Unis. Comment pouvez-vous dire que c’est « empirique », si tout, en 1988, est déjà là, avec des cases à remplir. Or, c’est bien ça qui me gêne dans la notion de système : avoir des cases à remplir.

BL— Sentir qu’il y a des contrastes, ça va très vite ; les faire ressortir ensuite par un continuel jeu de comparaisons, ça prend beaucoup plus de temps ; mais pour en prouver la qualification et la partager, il faut un quart de siècle, oui. En 1988, je suis en Australie, je débarque de l’avion, j’ai déjà plusieurs années derrière moi de ce qui est en effet un programme de recherche, pas un système, j’y insiste, un programme dont les items sont déjà en effet prévus et rangés grossièrement. Mais vous êtes anthropologue, pourquoi cela devrait-il vous étonner ? Le manuel de Marcel Mauss [3] aussi définit d’avance tout ce qu’il faudrait documenter, compter, mesurer, pour être « empirique » justement quand on se prépare à faire un terrain. À ce compte, la liste des modes, je l’ai à peu près depuis 1973, à Abidjan, quand je commence à concevoir ce que serait qu’une anthropologie des « Blancs ». Je sais que si je n’étudie pas les sciences, les techniques, la religion, le droit, l’économie etc., je ne rendrai pas compte de la nature des réseaux que j’ai sous le nez et que le terme de « modernisation » ne qualifie en rien. « Cases à remplir », si vous voulez, mais aussi une dizaine de livres à écrire, et, en fait, ce programme je m’y suis tenu, ces livres je les ai écrits !

CM— Vous n’avez pas à vous justifier, j’essaie juste de vous expliquer mes doutes et mes incompréhensions. On peut très bien vouloir faire un système, il n’y a rien de mal à cela. Ce que j’essaie de comprendre, c’est pourquoi, si c’est bien ce que vous visez, vous ne le dites pas clairement, et si c’est autre chose, que je n’ai pas compris, j’aimerais que vous me l’expliquiez. Par exemple, dans le livre comme dans le tableau de la fameuse page 484, le rangement en quatre groupes de trois, plus un groupe disons de méthode, a bien un sens, ce n’est pas juste un rangement, de même les labels qui utilisent « objet » et « sujet ».

BL— « Quasi-objets et quasi-sujets »

CM— Pardon, oui, quasi, eh bien, de tout cela vous ne cessez de tirer des conclusions, comme si l’ordre des modes avait bien un sens, et le groupement en quatre groupes de trois, et les étiquettes – écoutez, si ce n’est pas un système, ça y ressemble drôlement !

BL— C’est idiot, mais je n’ai pas d’explication satisfaisante au fait que ces modes se soient rangés en quatre groupes de trois, ça me gêne terriblement mais ils se sont groupés ainsi. Vous savez, quand vous allez dans un musée d’histoire naturelle, les meubles de bois qui abritent les tiroirs des collections peuvent être de style néoclassique ou néogothique, c’est vrai, mais ce style ne dit rien de l’ordre des fossiles, ou des spécimens, ou des artefacts qui y sont rangés. J’ai rangé les modes que j’ai trouvés dans un joli meuble qui avait quatre tiroirs de trois partitions, et ça tient. C’est tout ce que je peux vous dire. Le meuble vient d’ailleurs oui ; mille raisons culturelles sûrement ; il a rencontré mon enquête, oui ; mais ce rangement n’ajoute rien de substantiel au recueil que j’ai fait de cette sorte d’ontologie régionale. C’est en ce sens que ce n’est pas un système : il n’a pas été obtenu par combinaison ; les combinaisons ne sont pas saturées ; rien ne dit que le nombre de positions soit fixé ; et de toutes façons on ne peut rien prévoir à partir des cases vides, ce n’est pas le tableau de Mendeleïev ! On peut avoir un programme de recherche, on peut le mener systématiquement, on peut en ranger les résultats dans un ordre, et pourtant ne pas chercher, ne pas vouloir, ne pas obtenir un système.

CM— Mais vous ne les avez pas trouvés comme ça par hasard au petit bonheur la chance !

BL— Bien sûr que non, il y a une décision, une décision spéculative, mais cette décision porte sur un tout petit nombre de points, un métalangage de quatre ou cinq termes, décisifs oui, mais qui ne disent rien sur le contenu de ce qu’on va trouver : l’être-en-tant-qu’autre, chercher les altérations différentes de cet être, suivre les trajectoires, repérer les hiatus, les tonalités, les comparer les unes aux autres, recommencer. Un équipement vraiment minimal. Et pourtant...

CM— Et pourtant ?!

BL— Vous avez raison de dire que ce rangement a aussi un sens, c’est vrai, d’abord parce qu’il me permet d’ouvrir les négociations avec les autres collectifs d’une certaine manière, selon un certain protocole, en commençant pas les modes les plus partagés avant d’en arriver aux plus provinciaux, ceux de l’Économie. En ce sens, l’ordre des quatre groupes ressemble à un Grand Récit qui permet de se déplacer apparemment depuis les êtres les plus « matériels », les êtres de la Reproduction [REP], aux plus « spirituels », ceux dits de la Morale [MOR]. Mais c’est par commodité, pour maintenir une certaine forme de compatibilité avec ce que les Modernes pensent d’eux-mêmes. C’est aussi pour cela que je garde l’ancienne division Objet / Sujet mais complètement requalifiée. Ça assure la continuité et ça évite le jargon.

CM— Eviter le jargon, je ne suis pas sûre, mais le danger de ce rangement « commode » c’est qu’il vous amène par moment à un grand récit d’hominisation ; il y a du Leroi-Gourhan dans cette affaire. Viveiros de Castro vous a même reproché un risque de retour au Grand Récit moderniste [4]. Dire qu’il n’y a « rien de substantiel », c’est d’autant plus difficile, je trouve, que l’ordre des modes est très important. Vous prenez mille précautions, mais vous tirez bien des conclusions de chaque groupe, par exemple, page 285, vous parlez de « ranger les modes d’existence », et de nouveau à la page 375. Il y a donc bien, en plus de la commodité, un sens supplémentaire, et ça, le tiroir d’un meuble, pour prendre votre métaphore, ne le donnerait pas.

BL— Non, mais il faut aussi prendre en compte ce qu’on peut appeler « l’effet Goody », le Jack Goody de la Domestication de l’esprit sauvage [5]. Dès que vous rangez, que vous dressez une liste quelconque, vous ajoutez une couche de sens et cela vous permet de découvrir d’autres liens qui n’étaient pas dans les items rangés dans la liste et...

CM— Mais vous dites « découvrir », tout est là. Vous prétendez bien avoir découvert, en plus du rangement des modes, autre chose, qui est bien l’articulation de ce que les Modernes au fond d’eux-mêmes ont travaillé. Pourquoi ne pas le dire ? Vous ne pouvez pas prétendre que vous les avez trouvés comme ça, à l’occasion. Vous avez bien une idée derrière la tête, or c’est ça un système, au fond. Si ce sont des cailloux trouvés d’abord par hasard, maintenant ils sont arrangés comme ceux du Petit Poucet et ils mènent quelque part…

BL— … ou permettent de revenir sur ses pas en tous cas ! Oui, vous avez raison, j’ai bien une idée de derrière la tête pour laquelle le caractère synoptique de ce fameux tableau joue un rôle qui n’est pas seulement de commodité. C’est l’argument de Maniglier : ces modes, je veux tous les garder, puisque chacun s’est fait avec et contre les autres et qu’ils ont tous tendance à l’hégémonie, en se croyant seul et le meilleur. C’est pour ça qu’il faut un dispositif qui les rende tous visible d’un coup [6]. Et, c’est vrai, la mise en tableau rend ce service. Comme un plan d’urbanisme vous permet de vérifier si vous n’avez pas oublié quelque chose d’essentiel à la survie d’une ville.

CM— Mais c’est exactement cela qu’on appelle un système ! S’assurer qu’on n’a rien oublié. Qu’est-ce qui empêche de le dire ? C’est très beau et très plausible ce rangement systématique, chaque mode dépendant de tous les précédents. De quoi avez-vous peur ?

BL— Il y a bien d’autres manières qu’un tableau ou qu’un plan pour vérifier qu’on n’a pas perdu quelque chose d’essentiel. Je n’ai pas peur de cet effet qui rend tout visible d’un coup. Enfin si, j’ai peur, mais c’est parce que les Modernes, eux non plus, n’ont rien de systématique. Ce que j’ai recueilli, ce sont les modes pour lesquels ils se sont passionnés, mais ces passions sont toutes contingentes : qu’ont-ils été faire avec cette passion pour la Science ? Pourquoi cet investissement stupéfiant dans l’Économie ? Par quelle bizarrerie cet investissement incroyable dans les êtres religieux et le thème de la fin des temps ? Comment voudriez vous que je fasse système d’une histoire qui ne l’est pas et qui est faite, en grande partie, par les effets en retour de l’extraction passionnée d’un mode sur tous les autres ? C’est par cette histoire entièrement contingente que ces modes ont fini par se différencier les uns des autres. Vous me reprochez l’entrée exclusive par les croisements, mais c’est bien ce qui s’est passé : chaque mode a réagi sur les autres à l’occasion de ces frottements dont il faudrait faire l’histoire, mais que j’ai du moins repérés. En y réfléchissant, si j’ai découvert quelque chose, comme vous dites, c’est comment s’équiper pour suivre ces contrastes toujours surprenants qui définissent l’histoire des Modernes. Je ne les ai pas inventé, oui, j’ose à peine le dire, je les découvre. Enfin, je les construis. Je construis pour qu’on les découvre. [rires]

CM— Vous entendre vous battre avec les notions de « découverte » et de « construction » m’amuse assez. Mais ce qui ne passe pas, je l’avoue, c’est que cette histoire contingente donnerait 4 multiplié par 3 égal 12, plus 3 égale 15 ?! 12 catégories, comme dans la Critique de la raison pure ! Et vous parlez d’histoire, mais on ne peut pas imaginer un livre écrit d’une façon moins historienne qu’EME !

BL— Oui, mais ça c’est un choix de style. Le nombre douze vient peut-être d’un effet numérologique, mais lui aussi est contingent, provisoire, en attente d’enquête supplémentaire, avant négociation. Et, pardonnez-moi, mais les catégories de la Critique ne sont pas douze mais une seule. Elles sont toutes, comme chez Aristote, des catégories du même mode, celui du jugement référentiel ; elles sont toutes dans la même clef, alors que là, dans l’EME, il s’agit d’explorer un pluralisme des êtres et pas simplement de savoir de combien de façon je puis qualifier Socrate par un discours véridique. Douze, c’est une coïncidence, je serais bien délivré de ce problème quand on aura découvert une treizième catégorie et enfin rompu cette irritante symétrie.

CM— Souriau, que vous citez souvent, vous aurait conseillé de ne pas tenter de compter les modes.

BL— Seulement, Souriau ne faisait aucun effort pour être anthropologique, il croyait parler de toute ontologie. Moi, je m’adresse à des gens qui ont extrait de toutes les altérations possibles de l’être-en-tant-qu’autre, un tout petit nombre, en tous cas qui en ont élaboré avec passion un tout petit nombre, et qui ont ensuite encombré le monde avec ce petit nombre. Et donc, je compte, oui, je compte. Je veux juste en compter assez pour qu’on puisse donner des Modernes une vision dans lesquels ils se reconnaissent sans avoir l’impression que je les ai trahis : « Est-ce bien à cela que vous tenez? » Si j’en ai fait un paquet bien rangé, c’est aussi pour qu’on le parcoure rapidement du regard. « L’équipement est-il assez complet ? » C’est le côté trousse de secours de cette affaire. Ou plutôt la question cliché : « Si vous deviez faire naufrage sur une île déserte, quels livres emporteriez-vous ? Vite, vous avez trente secondes. » Eh bien, là c’est pareil : « La Terre sur laquelle vous marchiez cède sous vos pieds, il faut partir vite, de quels modes avez-vous besoin pour ne pas perdre toute votre histoire, l’essentiel de ce à quoi vous tenez ? » D’ailleurs pourquoi êtes-vous tellement obsédée par ce nombre douze?

CM— Ce n’est quand même pas moi qui suis obsédée par ce nombre ! J’essaie juste de comprendre pourquoi avoir donné un tel style, puisque vous insistez que c’est un style, à ce que vous appelez « une enquête collective » ? Si vous aviez laissé ceux que vous appelez les « co-enquêteurs » libres de trouver aussi les modes, on se sentirait un peu moins serrés et l’on serait sorti depuis longtemps du nombre douze. Le site est ouvert depuis deux ans en français, un an en anglais, et je ne vois toujours pas venir de nouveaux modes. Est-ce que le « système » là ne vient pas paralyser l’enquête ? Auquel cas, reconnaissez-le, j’aurais raison de me méfier et d’y préférer la bonne vieille théorie de l’acteur-réseau. Là, au moins on avait tout l’espace pour faire le terrain.

BL— Vous m’embarrassez beaucoup, car c’est vrai que les candidats proposés jusqu’ici par les co-enquêteurs comme nouveaux modes n’allaient pas très loin ou, en tous cas, n’ont pas été validés, homologués devrais-je dire ; mais, bon, on est au tout début du travail collectif. Sur l’acteur-réseau, il ne faut pas se tromper, le pluralisme qu’il permettait, et qu’il permet toujours, est un pluralisme des associations. C’est toujours un formidable outil pour se déplacer librement entre domaines qui d’habitude interdisent une telle liberté de mouvement. Je ne le renie en rien. Mais c’est un pluralisme selon un seul mode, dans une seule clef, exactement comme les catégories dites à tort plurielles de l’entendement. C’est le problème postmoderne : toutes les associations sont multiples, mais de la même façon. Ce qui veut dire que, du point de vue de l’EME, on y rencontre toujours le même type d’êtres, ceux qu’on appelle, dans le jargon de l’enquête, des réseaux [RES]. Après une trentaine d’années excellentes, libératrices, on voudrait bien se mettre en mesure d’en rencontrer d’autres.

CM— Je veux bien, mais cette liberté de manœuvre dont vous parlez, on l’avait avec l’acteur-réseau et on ne l’a plus quand il faut à tout prix se concentrer sur les croisements entre modes, et en plus entre les modes que vous proposez à l’enquête, et eux seuls.

BL— Est-ce que vous vous rendez compte du travail qu’il faudrait accomplir pour rendre compte d’un seul croisement ? La méthode comparative est standard en anthropologie, en fait, elle définit la discipline. Eh bien, moi j’utilise la même méthode comparative mais à l’intérieur de ces collectifs qui se disent bizarrement « modernes » sans qu’ils aient une idée très claire de ce que ça veut dire puisque le seul contraste auxquels ils tiennent c’est celui qu’ils ont fantasmé avec les pré-modernes. Je leur demande juste de comparer enfin méticuleusement les exigences de tous les types d’êtres qu’ils ont embarqué dans leurs aventures et qu’ils prétendent faire cohabiter. Cela demande énormément de temps, surtout si vous avez non pas un croisement mais près de quatre-vingt-dix !

CM— Mais c’est vous qui décidez ce qu’il faut travailler, pas étonnant que les contributeurs ne se précipitent pas : on a l’impression que tout est joué d’avance, pourquoi iraient-ils vous aider à faire votre travail ? Les contributeurs doivent se dire : « Il n’a qu’à faire le boulot lui-même, et publier ensuite les résultats ».

BL— Vous êtes dure, mais vous appuyez là où ça fait mal. Si j’essaie de me justifier, je dirais que le pluralisme ontologique, une véritable multiplicité des êtres et une multiplicité qui soit justifiée par l’histoire et par l’anthropologie, c’est affreusement difficile à tenir, à simplement viser. Il y faut donc un dispositif assez violent, disons plutôt exigeant, pour concentrer l’attention juste sur ce point. D’où le caractère apparemment fermé. Souriau propose une multiplicité mais dans une indifférence totale à la vraisemblance ethnographique, sans parler de son style. Whitehead a travaillé à fond un mode, le plus important, celui qui est à l’origine de la Bifurcation de la Nature, mais que voudrait dire une économie, une politique, un art, un droit « whiteheadien »? Regardez James, le merveilleux James, quelle peine il se donne, juste pour sortir de l’opposition sujet / objet. Bergson passe par tous les modes, mais, rien à faire, il ne peut s’empêcher d’en avoir un qui devient le maître de tous les autres. EME a vraiment pour ambition de se servir de tout ce que la philosophie a travaillé, mais pour maintenir ouverte l’enquête ethnographique — en tous cas, pour obtenir assez de réalisme dans la description afin d’ouvrir la négociation diplomatique. Il ne faut pas oublier cette dimension diplomatique, elle est essentielle, c’est par elle qu’il faut calibrer toute critique que vous pouvez faire au projet. Vous êtes anthropologue, cela, vous devez le comprendre.

CM— Cette question m’intéresse en effet, même si, hélas, les gens que j’étudie, les Fuégiens, ont tous été exterminés, donc la négociation, dans mon cas, ce n’est pas réaliste… Mais je ne dois pas être assez philosophe pour comprendre exactement pourquoi il vous faut une « machine métaphysique » pour maintenir le pluralisme ontologique.

BL— Vraiment vous m’étonnez, vous savez bien à quel point la description empirique devient très vite impossible quand il faut rendre compte de ce que vous observez avec seulement un, ou au mieux deux types d’êtres, les objets et les sujets (et en fait il n’y en a jamais qu’un seul, au bout du compte). Aussitôt, vous êtes obligés de tordre les données car rien, absolument rien de ce que vous observez, ne peut être qualifié d’objet ou de sujet. Vous l’avez montré vous-même avec l’analyse des rituels ou de la fabrication des canoës dans l’Admiralty Sound. Mais c’est la même chose avec la notion de projet technique, de moyen juridique, ou d’objectivité scientifique.

CM— Vous voulez que je devienne philosophe pour pouvoir être anthropologue ?

BL— Non, parce que le défaut de la philosophie est l’inverse de celui de l’anthropologie : les philosophes explorent avec une audace folle des ontologies alternatives, mais ils ne peuvent s’empêcher d’en choisir une, comme si leur job était de définir de quoi le monde se compose en vrai et pour tout le monde. Les anthropologues sont payés, si je peux dire, pour encaisser la multiplicité la plus grande, mais à condition que ça ne vienne pas modifier l’ontologie de base — disons, des humains doués de parole au sein d’une culture connaissable par une science positive. Ce qui m’a intéressé dès le début, depuis ma découverte de la méthode ethnologique en Afrique, c’est de lier ces deux disciplines dans ce qu’elles ont de plus audacieux. L’altérité ne peut être enregistrée et maintenue que par un détour par l’ontologie. Mais à condition de protéger l’ontologie contre toute mainmise d’un mode sur les autres. Et pour ça il faut une machine costaude.

CM— Ce qui veut bien dire qu’on est très loin de l’empirique au sens banal du terme.

BL— Mais bien sûr, toute l’histoire des sciences le montre : pour saisir la moindre donnée, il y faut tout un appareillage préalable. Les données sont des obtenues. Les modes ne deviennent détectables que si vous les frottez les uns contre les autres avec obstination. Et plus il y en a, plus il faut les contraster longuement les uns avec les autres. Disons que la philosophie et l’anthropologie se corrigent et se protègent l’une l’autre.

CM— Avec l’inconvénient, on l’entend souvent, que vous appartenez aux deux disciplines sans être pour autant d’aucune, ce qui pourrait vous permettre de vous échapper aux exigences des deux métiers. Comme dans la fable de La Fontaine : « Je suis Oiseau ; voyez mes ailes ! Je suis souris : vivent les Rats ! » (J’ai vérifié hier, je l’avais apprise au Lycée Français, ne croyez pas que je m’en souvenais.) Mais revenons à la machine...

BL— Attendez, je vous trouve injuste ! Si j’ai tout de suite abandonné la profession de philosophe, je n’ai pas abandonné la philosophie pour autant. Quant à celle d’anthropologue, je voudrais bien savoir combien de professionnels de cette discipline ont fait autant d’années de terrain que moi. Je ne crois pas m’être « échappé » de quelque contrainte que ce soit.

CM— Je ne faisais que transmettre ce qu’on dit. Justement, je voulais vous proposer une version tout à fait positive de ce fameux système : diriez-vous qu’il y en a de deux sortes, ceux qui aboutissent à un contenu (et c’est ce que vous dites ne pas faire), et ceux qui sont là pour empêcher qu’on ne réduise le contenu à un système justement. En ce cas, la « machine solide », la « machine métaphysique » d’EME serait compliquée, technique, pour résister à l’esprit de système. C’est vous, après tout, qui écriviez dans EME : « À machine métaphysique, machine métaphysique et demie [7] ! »

BL— C’est astucieux, j’aimerais que ce soit vrai. En tous cas, là où vous avez raison, c’est qu’il s’agit plutôt d’un instrument que d’un système. Si le coût d’entrée paraît élevé, s’il faut se plier à tant de contraintes pour devenir co-enquêteur et contribuer (par opposition à ce qu’on trouve dans le format du site collaboratif que nous avons essayé d’éviter : le commentaire libre), c’est parce ce qu’il faut se défendre contre l’élimination du pluralisme ontologique.

CM— Comme on l’a bien vu en anthropologie ces dernières années, avec la réaction effarouchée contre le « tournant ontologique » de beaucoup de mes collègues.

BL— Oui, on s’en est aperçu en effet, dès que Viveiros de Castro, Descola, Eduardo Kohn se sont mis à sortir des rails : les anthropologues parlent toujours de pluralisme, d’altérité, de l’Autre avec A majuscule, etc., mais à condition qu’on ne touche pas à l’évidence d’un monde social distinct des choses et à l’universalité des relations de pouvoir. Du point de vue de l’EME, c’est un pluralisme pour rire.

CM— Et les philosophes de l’autre côté?

BL— Mais ils veulent toujours fonder, choisir, il n’y a rien à faire, mais pas composer, négocier, vérifier in situ si leur liste d’êtres qu’il s’agit de faire cohabiter est supportable et acceptable par ceux à qui ils s’adressent. C’est cela que j’appelle diplomatie et c’est elle qui exige qu’on tienne le pluralisme bien plus largement ouvert. Oui, j’aime bien votre idée, l’EME lutte systématiquement contre l’idée de système qui empêcherait le dépliement de l’entreprise diplomatique. Sa dureté vient de là.

CM— Mais du coup, beaucoup de blogs vous accusent de n’être pas « démocratique », d’être fermé.

BL — Écoutez, si vous participez à une expérience collective, et il y en a beaucoup maintenant ce qu’on appelle « sciences participatives », par exemple pour faire des inventaires d’oiseaux, de plantes, vous ne discutez pas le protocole. Si vous y participez, c’est pour suivre les règles et parce que vous faites confiance au dispositif d’enquête. Quel rapport cela a-t-il avec la démocratie ? La seule question qui vaille, c’est de savoir si l’expérience de cette multiplicité d’êtres est partageable. Et si oui, est-ce qu’on peut se servir de cette redéfinition de ce à quoi tiennent les Modernes pour rouvrir la négociation avec les autres collectifs sur la composition du monde commun. Je n’ai rien trouvé de plus simple pour empêcher l’effondrement des modes sur un seul, ou sur deux. Quinze modes, quand même, ça sert d’étai si vous voulez, pour prendre une autre métaphore. Vous vouliez de l’espace pour respirer, eh bien, cette machine empêche un effondrement de la galerie de mine où nous nous enfonçons à tâtons.

CM— Je suis habituée aux vents de la Terre de Feu ! La galerie de mine, ça ne me fait pas vraiment respirer… En tous cas je comprends mieux votre intérêt pour The Middle Ground de White [8]. Les situations diplomatiques sont tellement rares, tellement délicates, surtout tellement fragiles qu’il y faut, paradoxalement, s’y préparer par un travail systématique.

BL— Oui, c’est paradoxal je le reconnais. En tous cas si c’est un système, comme vous dites, un système anti-système, il n’y en a jamais eu de plus complètement bricolé, mais je n’ai rien trouvé de mieux pour m’assurer qu’on ne perdrait rien de l’expérience des Modernes tout en leur proposant de modifier complètement la façon qu’ils ont de se comparer aux « autres ».

Bruno Latour

[1] Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence, Paris, La Découverte, 2012.

[2] Etienne Souriau, Les Différents modes d’existence, Paris, P.U.F., 2009, p. 162.

[3] Marcel Mauss, Manuel d’ethnographie, Paris, Payot, 1947.

[4] Voir la contribution d’Eduardo Viveiros de Castro intitulée « Méta-modalité de [MOR] et dualisme résiduel de AIME ? » (11/03/2014), sur le site http://www.modesofexistence.org/ime/fr/cont/5113

[5] Jack Goody, La Raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Paris, Minuit, 1979.

[6] Voir Patrice Maniglier, « Fictions and attachments. A Comparative Metaphysics of Art and Commerce », traduit par Stephen Muecke, in Stephen Muecke (ed.), Latour and the Recomposition of Humanities, Edinburgh, Edinburgh University Press, à paraître.

[7] Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence, op. cit., p. 34.

[8] Richard White, The Middle Ground. Indians, Empires, and Republics in the Great Lakes Region, 1650-1815. Cambridge, Cambridge University Press, 1991 (traduction française : Le Middle Ground. Indiens, Empires et Républiques dans la région des Grands Lacs, 1650-1815. Paris, Anacharsis, 2009).

Ressources externes :

Bruno Latour, "À métaphysique, métaphysique et demie. L’Enquête sur les modes d’existence forme-t-elle un système ?", Les Temps Modernes, 2015 (site de Bruno Latour)

Bruno Latour, "À métaphysique, métaphysique et demie. L’Enquête sur les modes d’existence forme-t-elle un système ?", Les Temps Modernes, 2015 (English pdf)

Les Temps Modernes

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