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Hommage à Ulrich Beck

06 January 2015
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Quelques tweets rédigés en anglais par Bruno Latour après l'annonce du décès d'Ulrich Beck, ainsi qu'un article publié dans l'édition du 4 janvier 2015, dans Le Monde.

(Mises à jour:)

L’Europe perd le penseur qui lui avait donné le plus de poids

La disparition d’Ulrich Beck est une terrible nouvelle. C’est une tragédie pour sa famille, pour son équipe de recherche, pour ses nombreux collègues et amis, mais c’est aussi une tragédie pour la pensée européenne.

Ulrich était un intellectuel public, espèce infiniment rare en Allemagne et que l’on croyait n’exister qu’en France. Mais il avait une façon bien à lui et fort peu française d’exercer ce magistère de la pensée : il n’y avait rien en lui de l’intellectuel critique. Toute son énergie, sa générosité, sa gentillesse infinie, il les mettait au service de la découverte de ce que les acteurs étaient en train de changer dans leur façon de produire le monde social. Il ne s’agissait donc pas pour lui de découvrir les lois d’un tel monde, ou de vérifier dans de nouvelles circonstances la stabilité des anciennes conceptions de la sociologie. Non, c’étaient les innovations dans les manières d’être au monde qui l’intéressait avant tout. Pour les repérer, il ne s’embarrassait d’ailleurs pas de tout un appareillage d’apparence scientifique. L’objectivité, à ses yeux, allait venir de son aptitude à modifier le cadre explicatif de la sociologie au fur et à mesure que les acteurs modifiaient leur façon de se relier les uns aux autres. Son engagement, cela consistait pour lui simplement à prolonger les innovations qu’il observait chez eux et dont il se contentait de dégager la force.

Cette capacité à modifier le cadre explicatif, Ulrich allait d’abord la manifester dans cette invention, au début si difficile à comprendre, de la société du risque. Il ne voulait pas dire par ce terme de risque que la vie était plus dangereuse qu’avant, mais que la production des risques faisait désormais partie intégrante de la vie moderne et qu’il était vain de prétendre qu’on allait les maîtriser. Il fallait au contraire remplacer la question du mode de production et de l’inégale répartition des biens par la question symétrique du mode de production et de l’inégale répartition des maux. Par coïncidence, la même année où il proposait le terme de Risikogesellschaft, la catastrophe de Tchernobyl venait donner à son diagnostic une portée indiscutable, diagnostic que les mutations écologiques actuelles n’ont fait que renforcer.

En faisant du partage inégal des maux le fil d’Ariane de ses enquêtes, Ulrich allait peu à peu modifier tout le vocabulaire de la science sociale. Et d’abord le rapport entre les sociétés et leur environnement. Tout ce qui avait semblé extérieur à la culture — et extérieur à la sociologie — il le réintégrait peu à peu puisque les conséquences des actions industrielles, scientifiques, militaires faisaient dorénavant partie de la définition même de la vie commune. Tout ce que la modernité avait décidé de reporter à plus tard ou tout simplement de dénier, il fallait en faire le contenu même des collectifs. D’où l’expression délicate et intensément discutée de « modernité réflexive » ou de « seconde modernité ».

De fil en aiguille, ce sont tous les ingrédients usuels de la science sociale, que cette attention aux risques allait modifier. D’abord la politique — l’officielle se vidant peu à peu de son contenu pendant que la « sous-politique » se déployait partout— mais aussi la psychologie dont les éléments ne cessaient de se modifier en même temps que les limites des collectifs. L’amour même auquel il a consacré deux livres avec son épouse Elizabeth Beck-Gersheim, si douloureusement frappée aujourd’hui. Oui, Ulrich Beck voyait grand. En visite à Munich, il avait tenu à me conduire en pèlerinage devant la maison de Max Weber. L’ampleur des conceptions de Beck, l’audace d’essayer de repenser, avec une parfaite modestie et sans aucune prétention de style, sans même se prendre pour le grand innovateur qu’il était, en faisait vraiment un héritier de Max Weber. Comme celui-ci, la sociologie, il voulait qu’elle puisse tout embrasser.

Ce qui rend sa disparition d’autant plus difficile à accepter pour tous ceux qui suivaient ses travaux, c’est qu’il était en train depuis plusieurs années de faire subir à la science sociale une sorte de dénationalisation de ses méthodes et de ses cadres théoriques. Comme la question du risque, celle du cosmopolitisme (ou mieux du cosmopolitanisme) était sa grande affaire. Il ne désignait pas, par ce terme vénérable, quelque appel à l’humain universel, mais la redéfinition de l’appartenance des humains à autre chose qu’aux Etats. Puisque ses enquêtes butaient constamment contre l’obstacle de données accumulées, traitées, conçues et diffusées par et pour les Etats, ce qui rendait évidemment impossible toute approche objective des nouvelles appartenances que le terme vide de « globalisation » ne permettait pas de traiter, il fallait modifier radicalement les méthodes. Il était en train de réussir comme on le voit dans l’impressionnante expansion de son groupe de recherche maintenant décapité.

Cette méfiance envers le cadre étatique, Ulrich Beck l’avait manifesté dans une série de livres, d’articles de presse et même de pamphlets, sur l’incroyable expérience de la construction européenne, si admirable et si constamment méprisée. Il imaginait l’Europe des nouvelles appartenances contre l’Europe des Etats — en particulier contre une conception uniquement germanique ou française de l’Etat. Quelle tristesse de penser que cette question tellement essentielle et qui n’intéresse que si peu de penseurs, on ne puisse plus la discuter avec lui.

Je ne peux imaginer plus triste façon de saluer l’année nouvelle, surtout que ses nombreux projets de recherche (nous en discutions encore à Paris il y a quelques semaines) portait sur les trois questions les plus vives de l’année 2015 : comment réagir à l’impuissance devant la question du climat ? Comment trouver une réponse adéquate aux retours des nationalismes ? Comment repenser l’Europe grâce à des conceptions du territoire et de l’identité qui ne soient pas une reprise bricolée et complètement obsolète de la souveraineté ? Que la pensée européenne perde juste en ce moment une telle source d’intelligence, d’innovation et de méthode, oui c’est une vraie tragédie. Quand il posait la question dans un entretien récent « comment le pouvoir de transformation du risque global (Weltrisikogesellschaft) peut-il transformer la politique ? » aucun de nous ne pouvait se douter qu’il allait nous laisser avec l’angoisse de trouver seuls la réponse.

Ressources externes:

Bruno Latour, "Mort d’Ulrich Beck, penseur de la « nouvelle modernité »", Le Monde, 4 janvier 2015

http://www.bruno-latour.fr/node/612

http://artforum.com/passages/id=49747

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